Penser nos douleurs : Seconde – l’esseulement

Mais le droit est têtu. Et le droit français grandit sur la liberté, politique en l’espèce. C’est d’ailleurs pour cela que le droit se méfie du « droit de l’ennemi ». Et c’est ici que le droit devient l’ennemi. Eh oui. A un moment il faut se dessiller. Si la fréquence d’usage des 49.3 et des décrets d’état d’urgence atteint des cadences aussi fortes, ça n’est pas uniquement la faute de pas de bol.

Un premier voyant s’allume quand, fin 2018, une manchette s’affiche dans le fil du Monde intitulée « Mais qui veut éteindre les lumières? ». Les auteur.es y dressent un panorama glaçant des piliers d’une certaine modernité des idées, et de leur arc-boutant : les droits et libertés fondamentales, c’est dépassé.

Sans surprise, c’est l’extrême droite qui ouvre le ban, et, dans le Figaro Magazine, expose doctement l’idée que « L’émancipation de l’individu pensée par les Lumières, autrement dit la capacité à transcender sa condition sociale ou familiale, est devenue une nouvelle sorte d’intégrisme ».

Bruit blanc.

Quiconque se met en marche vers l’horizon de sa vie devient ici le danger de celles et ceux dont il ou elle escompte égaler les prérogatives.

Et l’idée fonctionne, puisqu’au-delà des cercles de la nouvelle aristocratie xénophobe, trouve écho dans les conférences organisées par la droite dite « républicaine », où il est estimé que les Lumières « auraient laissé les sociétés occidentales désarmées face au retour du religieux, à l’islamisme, au djihadisme ».

Elle fonctionne, et donc on passe un cran, en découvrant ce qu’il y a à l’intérieur de la droite identitaire assumée, et notamment l’idée que « l’universalisme totalitaire sacrifie les peuples européens sur l’autel du métissage généralisé ».

L’angoisse. L’angoisse s’installe d’autant plus que l’honnêteté commande de reconnaître que de l’autre côté du spectre politique aussi, l’universalisme en prend pour son grade. Ici, il est question de ce qu’il dit ou permet de condescendance blanche envers les peuples qui n’ont pas eu le privilège de naître et de grandir dans l’unique paradigme culturel qui vaille : l’occident.

Voici l’universalisme dépassé. Feu à volonté sur celles et ceux dont la différence nous urtique, dont les propos nous dérangent, dont la vie nous insécurise.

Cette idée de droits « dépassés » et de libertés « obsolètes » porte en germe une seconde blessure : l’arrachement au « nous ».

L’occasion m’a été récemment offerte de débattre de ce qu’il convient d’entendre dans la notion de droits et de « devoirs » postulée par le président-candidat. De mon avis, une fraude. L’univers des droits de l’homme s’organise autour de deux notions phares que sont la notion de titulaire de droits et la notion de destinataire de droits. La répartition est explicite : le titulaire, c’est nous, et le destinataire, c’est l’Etat. C’est à ce dernier qu’il convient de rassembler les conditions de notre pleine jouissance de nos droits et libertés. Ce qu’il fait d’ailleurs de mauvaise grâce, comme nous le verrons plus loin. De devoirs, point, sinon un seul : le respect des droits et libertés d’autrui.

La magie des lumières n’est jamais tant palpable que dans ce pari : s’en remettre à l’intelligence pour permettre à l’individu de vivre libre en société. Et c’est ce qui, depuis des siècles, fait « nous ». Cette permanente conscience de ce que nous devons à l’autre, cette permanente confiance en l’autre pour nous le permettre à son tour.

En « silotant » nos droits et libertés et en installant l’idée de « devoirs », on postule implicitement que la confiance de chacun dans le collectif ne suffit pas, qu’elle est imméritée, et nous arrache à l’idée d’un « nous » capable. De cet arrachement au « nous » naît l’esseulement.

Juin 2022