Penser nos douleurs : Quarte – la colère

La défiance engourdit, la haine embolise. Au milieu du champ de mines de l’information de flux, articuler sa pensée devient un tour de force.

Penser, comme refuge de l’intelligence, de ce qui en nous fait lien. Penser est désormais désigné comme tentative de sabotage. A raison, au demeurant, tant il s’agit là de saboter une réalité de fabrique. Tant penser contient ce qu’il faut de sublime et de jubilatoire pour devenir subversif.

Et il devient urgent de réduire penser au silence.

C’est dans le raid livré à la pensée universitaire début 2021 que cette décision est la plus perceptible. A une heure de grande écoute, et sur une chaîne de grande audience, la ministre de l’enseignement supérieur annonce qu’une enquête est sur le point d’être diligentée au CNRS sur la « gangrène » qui sévit à l’université : « l’islamo-gauchisme ». Le CNRS sera ici prié de « définir ce qui relève de la recherche et ce qui relève du militantisme et de l’opinion ».

Les députés qui s’inscrivent en soutien de cette démarche y dénoncent des travaux portant notamment sur le décolonialisme, qu’ils qualifient de « dérive idéologique contraire aux principes républicains dans le milieu universitaire ».

De manière préliminaire, pouvons-nous un instant nous arrêter sur la formule « ce qui relève de la recherche et ce qui relève du militantisme »? L’objectif de la recherche n’est-il pas de formuler des hypothèses, des théories en devenir, à même de faire évoluer la pensée vers de nouvelles vérités ? L’évolution de la science en tant qu’état du vrai ne nécessite t’il pas un travail de de diffusion du savoir qui relève tout à fait de logiques « militantes »?

Galilée était-il militant ? Ici, c’est de nouveau l’éclairage apporté par la pensée universitaire qui fait l’objet du raid, en tant que cet éclairage révèle des angles morts de l’organisation de l’Etat, des schémas implicites qui doivent coûte que coûte rester dans l’ombre. Et le prix commence à s’afficher au moment de l’invocation de « dérives idéologiques contraires aux principes républicains ».

Dérives idéologiques.. ou pas, en fait, dès lors qu’on sait qu’au moment où le ministère gratifie le public de ses « soupçons », la France fait partie des tout derniers pays suivis par la commission des nations unies pour la décolonisation, dont la tâche est de débarrasser la planète de toute situation d’extension de souveraineté d’un peuple sur un autre (et sur ses communs au passage).

Dès lors qu’une instance internationale nous exhorte à intensifier nos efforts sur une problématique donnée, n’est-il pas pleinement légitime que toutes celles et ceux qui en ont la possibilité s’y investissent ?

A ce qui apparaît comme un un tournant dans l’époque, où commencent à paraître les premiers articles sur la prétendue « obsolescence » des nations unies, à gauche, comme (très) à droite, on trouvera un emploi utile de son temps dans l’épluchage du 5e rapport sur la mise en oeuvre du Pacte relatif aux Droits Economiques, Sociaux et Culturels, ratifié par la France en 1966. (lien ici, filtre sur CESCR).

La chorégraphie est simple : la France a ratifié il y a plus d’un demi siècle un pacte international au terme duquel elle s’engage à mettre en oeuvre ces droits dits « de deuxième génération ». Un comité de suivi examine périodiquement les efforts engagés par les états signataires dans cette mise en oeuvre, par le biais d’un rapport.

Ledit rapport est construit autour d’une série de questions ou « points d’intérêt particuliers » listés par le comité. Son objet est d’y fournir des éléments de réponse. Et pour le moins qu’on puisse en dire, les réponses de la France consignées dans le rapport 2021 sont entachées d’insincérités.

Sur la mise en oeuvre de la Convention Climat, par exemple, dont les participant.es seront charmés d’apprendre que 75 mesures sont déjà effectives, 71 en cours d’implémentation, et 3 seulement ont été écartés.

Sur l’indignité du traitement des étrangers à Calais, qui, aux termes de ce rapport, est un problème réglé, dès lors que l’accès à l’eau, aux sanitaires, à une alimentation équilibrée et adaptée est garantie par l’Etat (oui oui!) et qu’une équipe mobile qui « sillonne chaque jour Calais » assure l’information de la population migrante et leur apporte « des informations claires et fiables sur l’hébergement, l’accès à la procédure d’asile, le droit au séjour ou bien encore l’accès à la santé et la mise à l’abri ».

De toute façon sur le point des migrants tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, dès lors que, paragraphe 180, on apprend que « tout ressortissant étranger qui se présente sur le territoire comme mineur isolé est immédiatement mis à l’abri par les services du conseil départemental qui initie ensuite l’évaluation de sa minorité et de son isolement. »

Sans trembler. Sans trembler, sauf à trembler de colère quand on s’épuise au quotidien à assurer le pourvoi en eau, en alimentation, en abri sous menace policière en Calaisis. Quand on a vu retoquer toutes les conclusions de six mois de convention climat, dès lors qu’elles interrogent les intérêts privés de l’internationale de la pollution.

Cette note est publique et au-delà de ces insincérités patentes, toute la palette de la réponse à audit s’y retrouve, de la déresponsabilisation à l’assemblage de preuves et à la production de statistiques choisies. Elle entérine l’absence de volonté authentique de l’Etat à mettre en œuvre ces droits qui consacrent les fondamentaux de l’égalité, sans même tenter de la maquiller, comme si la chose n’avait pas d’incidence. Pas, ou plus pour longtemps, puisque l’obsolescence de l’ONU est proche ?

Le projet semble ambitieux… Mais moins qu’il n’y paraît, puisque les observations de l’ONU se construisent sur un observatoire qui permet aux acteurs de la société civile de faire part de leur propre vision de ces situations. Le débat contradictoire reste donc possible… dans les pays où le financement public n’est pas assorti d’injonction au silence, comme c’est le cas en France depuis le vote de la loi séparatisme et l’introduction du « contrat d’engagement républicain » …

Sous le bâillon, la colère, quarte.