Voici ici chacun.e esseulé.e dans la pénombre. Et c’est commode.
C’est commode, puisque l’esseulement naît avec le manque, avec le vide. Et que dans ce vide résonne l’angoisse, son tourbillon de questions. Que penser ? Que faire ? Ai-je raison ? Ai-je tort ?
L’angoisse, et ses montagnes russes. L’angoisse, en quête désespérée d’une réponse à laquelle se raccrocher pour faire cesser le vertige.
L’angoisse veut des réponses ? On lui en fournira.
Dans l’excellent article « Prédominante logique du spasme », paru dans Le Monde en 2012, on souligne la rupture opérée sur la parole publique par le tout premier président à avoir été ultérieurement placé sous bracelet électronique – pas pour ces faits, et c’est regrettable.
Dans ce que les auteurs qualifient « d’inconstante sincérité de l’instant », qui consiste à brandir inopinément des objectifs-étendards sur des registres aussi divers que possible, sans souci de cohérence d’ensemble, la cadence est clé. Il faut que les propositions soient aussi nombreuses que possible, qu’elles saturent l’espace médiatique, qu’elles le privent de la possibilité du recensement, du suivi, qu’elles disjonctent la capacité du cerveau à les mémoriser.
A la faveur de l’oubli, la vérité devient une affaire de culot. C’est celui qui affirmera le plus haut la vérité qui est la sienne qui l’emportera. Et c’est la quintessence du quinquennat macron.
Ici, on passe de l’intention à l’action, et les propositions se muent en paquets de loi. Asile et immigration, Prévention des violences en manifestation, Sécurité Globale, Séparatisme, et à chaque fois, on pointe un nouvel « ennemi » : la personne migrante, le casseur, la personne de culture ou de religion musulmane, réelle ou supposée, la personne de convictions différentes, qu’elles soient écologiques, économiques, philosophiques.
L’ennemi est partout et feu le peuple est prêt pour son droit. Le droit de l’ennemi. Celui dans lequel l’individu peut être condamné non pour ce dont il s’est rendu – et a été jugé – coupable, mais bestialement pour ce dont on estime qu’il a eu l’intention. Le droit de l’ennemi, c’est ça, c’est le tribunal de l’intention. L’intention de l’étranger de « profiter » d’un « confort » qu’il n’a rien fait pour « mériter », l’intention du corps des fonctionnaires de se construire des « privilèges », l’intention des allocataires des minima sociaux de se la couler douce pendant que l’autre, ce « je » qui a raison, s’épuise, l’intention des militants écologistes de retourner à la caverne, l’intention des féministes d’amputer tout ce qui dépasse : les membres, les propos, les idées…
L’ennemi est partout, l’ennemi c’est ta femme, ton voisin, la personne qui habite de l’autre côté du périph.
Et c’est commode, puisque pendant ce temps, on lamine le logement, l’éducation, l’alimentation par voies législatives, votées en rangs serrés par une majorité parlementaire dont la fonction devient d’acter et non de débattre. Et il en est à peine question, de l’exclusion de députés pour crime de pensée critique, tant la scène médiatique toute entière est « paysagée » par la preuve en images que l’Etat a vu juste.
A l’analyse des raisons de la colère des gilets jaunes, des frustrations des personnes de banlieue, on préfèrera la diffusion d’images violentes, de celles qui font disjoncter le cerveau, le dissocient pour mieux étouffer la raison, pour mieux faire taire la culpabilité.
« Je » a raison. « Je » a raison envers et contre les hurlements de son inconscient indigné par l’instrumentalisation de son mandat à des fins adelphicides. « Je » a raison et les gilets jaunes ont tort. Les étrangers ont tort. Les fonctionnaires ont tort. Les communautés du voyage ont tort. Les personnes de culture musulmane réelle ou supposée ont tort. Les non-spécistes ont tort. Les communautés LGBT+ ont tort. Les manifestants du capitole surgiront bientôt « chez nous » si on n’éborgne pas ceux qui mouftent.
Qu’est ce finalement qu’un œil dans une société déjà faite à l’idée que des milliers d’humains perdent la vie en méditerranée pour préserver la sérénité de l’entre-soi européen ?
Et ici se fabrique l’hostilité, puis, chaque âme à sa mesure, la défiance ou la haine, douleurs terces.
Juin 2022